vendredi 20 novembre 2015

Nouvelle (2) : O tempora ! O mores !




O tempora ! O mores !

Personne ne saurait dire d'où elle venait, ni qui elle était vraiment… après tout qu'importe! Ce qui comptait aux yeux des chanceux qui l'avaient aperçue,  c'était son étrange et fascinante beauté. Le plus merveilleux des visages sur un corps des plus parfaits… le chef-d'œuvre des dieux!

Oui le chef d'œuvre des dieux, si l'on veut bien admettre que parfois les dieux ne sont pas tout à fait à la hauteur. Car cette sublime beauté, qu'un érudit, en référence à une fameuse courtisane, avait baptisé Phryné, était somme toute faite du plus froid des marbres et qu'il lui manquait, outre la parole, une paire de bras gracieux et de mains délicates.

Et comme un malheur ne vient jamais seul, Phryné, puisqu'il faut bien lui donner un nom, avait échoué, après moult manipulations hasardeuses et transports inconfortables, en un lieu indigne d'elle.

Sur la façade un peu défraichie, du sombre magasin, on pouvait y lire : "Au temps qui passe - Antiquités". Une fois la porte franchie, on s'embarquait pour un incroyable et rapide voyage dans le temps. Au milieu d'un improbable bric à brac d'objets hétéroclites, artistiques ou non, on passait allègrement de l'entre deux guerre, avec ses excès en tous genres, folle et merveilleuse époque où tout ou presque en matière de style était permis, au rigorisme égyptiannisant de l'empire, des lourdeurs dorées du grand siècle, au
dépouillement médiéval. Cette folle course avait de quoi donner le tournis jusqu'à l'écœurement ! C'est dans cette machine à remonter le temps, que notre Phryné avait trouvé sa place, entre une commode Louis XV au vernis écaillé, un fauteuil Voltaire passablement défoncé et un service à thé presque complet en authentique porcelaine chinoise de l'époque Ming ou Tang, selon le client.
La malheureuse Phryné avait été reléguée au fond du magasin, qui sentait l'encaustique rancie et la poussière. Les dieux l'avaient-ils oubliée ?
Certes non, car après cette saison au purgatoire, ils eurent pitié d'elle et firent en sorte que le jeune Pablo, coincé dans une ville inconnue entre deux correspondances ferroviaires, ait  une heure à perdre. Pablo marcha un peu au hasard de par les rues. Par jeu, il s'était imposé, à chaque croisement, de tourner toujours à gauche. Cette stratégie simplifiait grandement le chemin de retour puis qu'il n'avait qu'à revenir sur ses pas en tournant systématiquement à droite…  

Le dieu, qui préside aux choses du temps, envoya une averse qui contraignit Pablo à se mettre à l'abri. Sans conviction, il entra "au temps qui passe" et d'un pas nonchalant, il se mit à arpenter les sombres allées du magasin et finit à tomber nez à nez avec Phryné. Il eut comme un choc. Était-il possible qu'une telle beauté existât?  Pablo, qui avait  une âme d'artiste pétrie aux beautés du monde, se révolta. Non il n'était pas permis d'abandonner Phryné à son triste sort, il fallait impérativement la sortir de ce cloaque et lui offrir un écrin plus digne d'elle !
L'antiquaire, qui n'avait rien perdu de la scène et de la muette fascination du jeune homme face à cette invendable statue d'origine douteuse, lui glissa à l'oreille :
- Une pure merveille de l'époque classique n'est-ce pas. Des experts l'attribuent à Phidias, vous vous rendez compte ! Elle peut être à vous pour trois fois rien, monsieur… je peux même, moyennant un léger supplément, vous la faire livrer… 
- Vraiment ? Demanda Pablo d'une voix blanche.
- Absolument ! Vous la recevrez à votre domicile en Chronopost, en plusieurs morceaux, cela va de soi… à charge pour vous de la reconstituer. Je peux d'ailleurs vous conseiller une colle épatante qui…
Pablo n'écoutait plus. Il avait l'impression que chaque mot prononcé devant Elle, était un blasphème! Phryné méritait, plus que le respect, la contemplation muette !
C'est alors que, pour en finir avec cette histoire qui à ses yeux s'éternisait un peu et basculait dans le trivial, un des dieux de l'Olympe mit les pieds dans le plat. Pablo sentit tout à coup en lui comme un frisson, et la lumière changea. Le magasin s'emplit aussitôt d'épaisses ténèbres et sembla quitter l'espace-temps. Seule Phryné était éclairée, mais, aux yeux éberlués du jeune homme, il semblait que la lumière provenait de "l'intérieur" de la statue. Il la regarda encore et elle lui sourit. Quand elle se mit à parler, il ne fut pas surpris. Sa voix était mélodieuse et grave. On avait l'impression qu'elle venait de loin, du royaume des morts peut-être ?
Pourtant c'était un fait, Phryné vivait ! Pablo voyait distinctement sa merveilleuse poitrine se soulever régulièrement et ses lèvres sensuelles lui dire :
- Emmène-moi… je t'en supplie, emmène-moi avec toi… 
Le pauvre Pablo ne savait trop que dire. En bredouillant  il parvint tout de même à lui répondre :
- Phryné… tu es… tu vis donc ! C'est merveilleux, c'est…
- Phryné ? Pourquoi m'appelles-tu ainsi ?
- Mais je… c'est le nom écrit sur l'étiquette qui…
Elle répondit en souriant :
- Eh bien va pour Phryné puisque ça te fait plaisir ! J'aurais préféré Andromaque ou Phèdre, mais au fond, comme le dit toujours ce béotien d'antiquaire, "le client est roi" ! Ce que je te demande, Pablo, c'est de m'emmener avec toi. Cet endroit me déprime, il est sombre et il pue !
Ce dialogue avait pris un tour des plus étranges. Phryné, sans doute mise en confiance, devenait moins hiératique, presque plus familière, et Pablo lui aussi prit de l'assurance. Il commençait à prendre conscience qu'il s'était fourré dans un drôle de pétrin ! Il lui répondit sur un ton qu'il s'efforça d'affirmer :
- Moi aussi je le déteste ce magasin, mais tu dois comprendre que… comment dire…, c'est impossible !
Elle insista d'une voix suave : 
- Je serai… ta muse Pablo! Je t'en supplie, ne me laisse pas !
- Ma muse? Mais je… ce n'est pas une muse que je recherche !
- Alors je serai ta sultane si tu préfères, ta favorite soumise à ton moindre désir…
- Mais non ! Ah mon Dieu, tu ne comprends donc pas !
Phryné, qui visiblement ne voulait pas lâcher le morceau se fit incisive :
- Je comprends parfaitement! Tu fais la fine bouche parce que le crétin d'archéologue qui m'a mise au jour n'a pas trouvé mes bras! Il me semble pourtant que des millions de personnes admirent ma collègue du Louvre, et que sa "petite différence" ne les dérange pas !
Cette allusion à la fameuse Vénus de Milo mit Pablo mal à l'aise, il ne sut que répondre. D'une voix qui trahissait un léger agacement, elle reprit :
- Alors c'est bien ça… Tu as des préjugés contre les handicapés…
À bout d'arguments et un peu irrité lui aussi par le tour qu'avait pris leur conversation, il lui décocha cette flèche de Parthe :
- Tu es bien gentille Phryné, mais tout bien réfléchi, je ne crois pas qu'on puisse faire un petit bout de chemin ensemble. C'est d'une serveuse dont j'ai besoin pour mon restaurant, pas d'une hôtesse montante en marbre et manchote de surcroit !

Sur le mont Olympe, on entendit un grand cri !
Pascal Krassovich
04 / 18 novembre 2015

lundi 16 novembre 2015

Nouvelle (1) : Je m'appelle Ariane


Je m'appelle Ariane

Elle est aérienne. Un frêle nuage sans fil dans un ciel sans souci. S’appeler Ariane l’a sûrement prédisposée à être aussi légère et joyeuse. Famille stricte : ne mets pas tes coudes sur la table ! Finis ton assiette, sinon au lit sans dessert ! Leçon de piano tous les jours à 18 heures, même le dimanche. Ariane ôte lentement ses coudes de la table ; finit son assiette sans grimacer ; se rend à son cours de piano chaque jour avec ponctualité.

Mais le soir venu, avant de s’endormir, Ariane se glisse avec délice dans son rêve : marcher sur un fil tendu entre les toits des maisons voisines… Oui, Ariane se voit funambule, suspendue dans les airs, une ombrelle en dentelle dans une main, des étoiles multicolores dans l’autre. Puis le marchand de sable passe, et Ariane reprend des forces afin d’affronter les épreuves du lendemain.

Un jour, j’irai loin, très loin, sur mon fil de rêves…
Pablo est d’un bloc. Le cheveu noir et court, les oreilles larges et ouvertes, un regard profond et perçant, des épaules de lutteur, des bras courts terminés par des mains puissantes dont la gauche maintient une palette de couleurs. L’atelier de Pablo, dit le funambule, est blotti entre les murs de la masure la plus haute d’un village de terre.

Pablo peint des scènes nocturnes de la première étoile aux premières lueurs du jour. Depuis des semaines, il s’épuise sur une toile qu'il nomme « Sur le fil ».

Avant de se poser dans cette oasis de montagne, Pablo a été garçon de piste dans un cirque andalous. Il aimait cette vie nomade, la joie, les rires, les oh ! du public quand les funambules défient les lois de la pesanteur. Pablo ne quittait pas des yeux, son équilibriste adorée, qui, une ombrelle à la main, glissait, patinait sur un fil aux lampions multicolores.


Un jour, elle a disparu. Pablo a quitté le cirque, appelé par l’ocre du désert, comme un échos aux couleurs de l’arène perdue. De la terre. Couleur de la terre, une terre de sable. Partout. Les maisons se fondent dans le décor, dans la terre. Des pans de mur, des pavés de glaise séchée, blottis les uns contre les autres. D’autres alignés sur une terrasse, d’autres encore accrochés à la colline, comme épuisés de se retenir au-dessus du vide. L’ocre de la terre domine. Seule une bâtisse blanche percée d’une tour carrée, accroche le regard, laisse espérer quelques signes de vie, froissements d’étoffe, souffles de voix, lorsque la chaleur lourde recule devant le crépuscule.

Ce matin-là, Pablo vient de poser ses pinceaux… Des grattements à la porte. Des rats, des poules, un chien ?  Impossible de plonger au creux de la couche. Ce tableau m’épuise, laisse-t-il échapper en poussant le battant fatigué de l’entrée. Le soleil brutal lui vrille les pupilles. À travers la lumière intense, Pablo devine des boucles brunes… Bonjour, je me suis perdue, j’ai soif… je m’appelle Ariane…

JeanPaul Colomb
04 et 16 novembre 2015

mardi 20 octobre 2015

Et si tu posais ?


À Abigail & Philémon


Et si tu posais ?


Il était une fois, deux lutins
en vacances, dans une grande maison,
au bord de l’océan…

Chaque jour, dès le matin
ils s’en vont, main dans la main,
jusqu’à la grande plage blonde…

Un jour, alors que le soleil boude,
que la pluie pianote sur le toit
de la grande maison de MamyLou,
ils décident de monter au grenier…

Ils farfouillent dans les cartons
se costument tout en riant
et dansant, lorsque  Philémon,
entre deux essayages de clown,
découvre une boite à images…
Et si on jouait au photographe ?
Déjà le boitier noir est posé
sur un pied et, sous la lucarne,
une rose à la main, lumineuse,
Abigail, princesse d’un jour,
prend la pose sans détour…

Temps suspendu… 

Mamylou,
intriguée par ce grand silence,
tel un chat à l’affût, 
grimpe l'escalier
jusqu’au sommet…

Rassurée, devant la scène,
ravie et toute émerveillée,
elle redescend à pas de loup…

Les enfants, c’est l’heure,
l’heure du petit déjeuner,
le soleil a fini de siester,
à la plage nous allons retourner…
JeanPaul Colomb
éditions papyLLon
octobre 2015

dimanche 4 octobre 2015

Les Roses de Saadi


J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.

La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)

mardi 22 septembre 2015

Dire l'Amour







« Je te l’ai dit… »

Je te l’ai dit
pour les nuages
Je te l’ai dit
pour l’arbre de la mer
Pour chaque vague
pour les oiseaux
dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
pour les mains familières
Pour l’œil qui devient visage
ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel
de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte
pour un front découvert

Je te l’ai dit
pour tes pensées
pour tes paroles

Toute caresse
toute confiance
se survivent.

Paul Éluard Je te l'ai dit…
Extrait de l'anthologie Dire l'amour

“Un poète doit laisser des traces de son passage non des preuves. Seules les traces font rêver.”

René Char